Les mains enfoncées au plus profond des poches de son blouson de cuir noir, Kieran marchait, tête baissée, dans les rues désertes de Montréal. Il ne devait pas être plus de six heures du matin lorsqu’il avait mis le nez dehors il y a une dizaine de minutes à présent. L’envie soudaine d’aller voir le levé du Soleil en haut du Mont Royal l’avait saisit lorsqu’il avait reçu cet appel téléphonique aussi inattendu que la rencontre avec lion au cœur de la capitale Québécoise. Rien de bien important en soit, juste un rendez-vous des anciens élèves de l’université de Concordia avant la rentrée scolaire puis son départ prévu depuis quelques mois pour l'Australie. Assis sur la barrière, les pieds dans le vide, il fixait l’horizon sentant une mélancolie et une nostalgie violentes s’emparer de son être à la merci de tout. Malgré le confort qu’il avait grâce à la situation plus que satisfaisante de ses parents, il voulait s’en sortir par lui-même et sa maîtrise en communication ne lui a pas apporté ce qu’il désirait, à savoir percer dans la musique. Le Soleil commençait son ascension lorsqu’il se sentit vibrer. Rien de bien surprenant, son portable sonnait une fois de plus.
Kieran ― « Allô ? »
Kylian ― « KYKYYY ! Dis-moi que tu viens ce soir ! »
Kieran ― « Bien sûr ! J’raterais ça pour rien au monde… »
Et il raccrocha. Il mentait, comme souvent lorsqu’on touchait au passé. Kieran était partisan du Carpe Diem depuis la fin du lycée, après avoir été renversé par une voiture. Par miracle, il s’en sortit sans aucune séquelle sinon quelques points de sutures et une légère rééducation au niveau des jambes. Ce qu’il en pensait de cette réunion, il ne valait mieux pas qu’il le dise, cela ne plairait guère aux organisateurs de l’évènement qu’il connaissait plutôt bien. Un profond soupir lui échappa alors que l’astre solaire avait presque dépassé le dôme. Une jambe après l’autre, il se retrouva face au musée et se dandina pour rejoindre le sol sans s’aider de ses mains. Lentement, il redescendit la colline à travers les bois tout en sifflotant pour tenter de se rendre un peu plus joyeux. En vérité, il était fatigué. Mais il n’avait que 22 ans, comment pouvait-il se plaindre de fatigue alors qu’il ne faisait presque rien de son temps libre si ce n’est jouer de la guitare, du piano et chanter quand le cœur lui en dit. Depuis son accident, il avait développé des troubles du sommeil, l’empêchant de dormir plus d’une ou deux heures d’affiler. La sensation de fatigue n’était pas continuellement présente, simplement lorsqu’il se laissait un peu aller. Cela n’en restait pas moins handicapant. Concernant cette soirée, n’importe quel prétexte qui lui aurait évité de s’y rendre aurait été recevable. Mais lorsque ses parents eux-mêmes trouvèrent qu’il devait absolument y aller, il n’eut pas le choix.
Enfilant un semblant de costume dénué de cravate ou de nœud papillon, il sortit et héla un taxi qui passait par chance, ou malchance, tout dépend du point de vue. Lorsqu’il annonça l’adresse au chauffeur, celui-ci parut étonné, mais ne dit rien à la vue de la mine morose du jeune homme. La voiture s’arrêta devant le hall principal de l’université pour déposer Kieran qui lui tendit un billet en le priant de garder la monnaie. Un tapis presque rouge était déployé, le guidant jusqu’à l’entrée décorée d’une banderole disant « Welcome back students ! ». Il soupira encore, pensant qu’il était encore temps de faire demi-tour, mais une main se posant sur son épaule marqua la fin de sa tentative d’esquive.
Kylian ― « Aaah ! On t’attendait plus ! »
Kieran ― « On ? »
Kevin ― « J’suis là aussi mon vieux ! »
Un sourire franc étira son visage. Le trio tant redouté des professeurs était à nouveau réuni pour une ultime soirée dans l’antre de leurs plus grosses conneries. Plus connus sous le sigle « KKK’s », Kylian, Kevin et Kieran avaient toujours été réunis dans la même classe et ce, depuis le collège. Ils s’étaient prêté serment un jour de septembre, à peine une semaine après avoir fait connaissance. Leur vie étudiante serait vouée à faire tourner les professeurs en bourrique et à les rendre le plus fous possible tout en maintenant des résultats un peu plus que convenables pour ne pas se faire renvoyer, chose qu’ils accomplirent à la perfection pour le plaisir de leurs camarades. Il avait même été question qu’ils se lancent à trois dans la musique mais les parents de Kylian ne le laisseraient pas « foutre sa vie en l’air » comme ils aimaient tant le répéter lorsqu’il évoquait la possibilité de faire de la musique. Kieran trouvait cette attitude égoïste et voulait à tout prix aider son ami, mais ce dernier respectait bien trop ses parents pour les contredire.
Ses mains entouraient son verre à moitié vide. C’était loin d’être le premier de la soirée, mais le concert était fini et les consommations étaient gratuites pour le groupe. Kieran était entouré de ses deux meilleurs amis et pourtant il n’était pas heureux comme il avait pu l’être avant. Alors qu’il s’était lancé dans une inspection rigoureuse de sa chambre, il était retombé sur des photos. Pas n’importe lesquelles. Un flot de souvenirs s’était imposé à lui et il n’avait pas su trouver la force de combattre cette vague d’émotion. Quelques larmes avaient fait leur chemin sur ses joues creusées par la fatigue. Il en avait posé une devant lui sur le bar auquel il faisait face depuis plus d’une demi-heure. Ses deux acolytes avaient bien évidement compris de quoi il s’agissait, mais ils ne reconnaissaient pas la jeune fille allongée aux côtés de Kieran. Après un long silence entrecoupé de quelques gorgées d’alcool, ce dernier se lança dans son récit.
Ils se connaissaient depuis le lycée, une fois que son père avait arrêté de l’emmener partout où il devait se rendre pour affaire. C’était un lycée public de la banlieue aisée de Montréal et cette fille avait été la première à lui adresser la parole. Ils avaient rapidement fait connaissance lorsqu’elle l’avait guidé dans l’établissement dans lequel il passerait les trois années à venir. N’étant pas dans la même classe, ils se sont plus ou moins perdus de vue à la vitesse où ils s’étaient parlé en premier lieu. Pour être franc, elle lui était totalement sortie de la tête. L’année suivante, ils eurent l’occasion de se parler un plus, se trouvant des amis en communs et se croisant à des soirées organisées par ces mêmes amis. Leur relation n’était pas transcendantale pour autant. Il la trouvait gentille. Elle, de son côté, l’aimait plus que ça, mais en tant que parfaite lycéenne effacée, elle ne le laissa jamais savoir. Du moins, pas avant le voyage scolaire organisé en Écosse lors de leur dernière année. Il s’était parlé durant le début de cette dernière, plus souvent que les précédentes. Ils se disaient bonjour dans les couloirs et avaient même mangé une ou deux fois ensemble. Elle, elle n’y croyait plus depuis longtemps, elle l’avait vu sortir avec des filles bien plus jolies qu’elle et n’allait pas s’accrocher à un espoir plus fin qu’un fil d’une toile d’araignée. Une fois sur place, ils devinrent étrangement complices, il était heureux de retrouver ce sourire qui l’avait tant rassuré ce premier jour et elle, elle était aux anges de pouvoir contempler ce visage qui la faisait tant rêver. C’est lors d’une soirée dans un pub que tout a changé.
Un seul verre. Ils n’avaient droit qu’à un seul verre. Mais qui va respecter une telle règle, lancé dans une foule d’écossais qui n’attendent que de voir si les jeunes étrangers tiennent les shooter à répétition ? Pas lui, c’était certain, il était bien trop fier pour se laissé insulter, surtout qu’il se savait capable de les étonner. C’est ce qu’il fit, oubliant qu’il n’était pas ici pour se mettre à l’envers, mais bien pour étudier l’architecture hétéroclite de Glasgow. Elle marcha avec lui pour rentrer à l’auberge de jeunesse, une once d’inquiétude dans son regard à chaque fois qu’il se posait sur la mine joyeuse du jeune garçon. Une joie artificielle dans laquelle il se complaisait plus que d’habitude. Son bras passa autour des épaules de la demoiselle et il reposa le poids de sa bêtise sur elle. Elle attrapa sa main, plus pour équilibrer leur deux corps que pour tenter une approche. Une fois le haut de la colline atteint, ils se dirigèrent à la suite du groupe vers l’auberge. Avant de monter les marches, il ôta son bras mais pris soin de garder sa main dans la sienne. Il n’était pas si saoul qu’il le faisait paraître. Conscient de ses actes et de ses paroles, ce n’est pas sous l’influence de l’alcool qu’il l’embrassa comme jamais il n’avait embrassé une fille. Elle n’en revenait pas. Lui non plus. Cette semaine fut la meilleure de leur vie de lycéen. Cette photo en était la preuve. Tout sourire, amoureux, ils pensaient que ça ne s’arrêterait jamais. C’était sans compter sur la connerie humaine et les ravages des rumeurs adolescentes.
Comme un con, il l’avait largué, trop soucieux de son image. S’il l’avait su que cette stupide réputation n’aurait eu aucune importance plus tard, il n’aurait jamais fait une telle chose. Trop tard, cela faisait presque 4 ans qu’elle était partie. D’après sa dernière conversation, elle n’avait plus rien à faire ici et elle avait décidé de partir ailleurs, recommencé une vie qui valait la peine d’être vécue. Il l’avait brisée, il en avait pleinement conscience puisqu’il s’était brisé avec elle. Cette photo qu’il tenait à présent entre ses mains était le seul vestige d’une semaine qui l’avait changé. Peu après ce retour, il s’était fait renversé par cette voiture qui avait changé sa façon de penser, mais ce n’est pas pour autant qu’il avait pu la récupérer. Depuis leur graduation, elle était partie vivre à Sydney avec son frère ainé. Voilà pourquoi il est ici aujourd’hui.
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that planet earth turns slowly
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Kieran, il n’est définitivement pas comme les autres. Eternel insatisfait, il se révèle être d’un professionnalisme et d’une méticulosité poussés à l’extrême. Cédant souvent à son impulsivité, ses crises de nerfs contre les techniciens les plus incompétents sont presque devenues légendaires dans les deux ou trois établissements où son groupe a déjà été engagé. Mais de son image, il s’en moque pas mal. A vrai dire, ce qui lui tient le plus à cœur, c’est son job, et c’est uniquement pour ça qu’il essaye de se contenir la plupart du temps. Non, vraiment, son travail n’est pas source de plaisanterie lorsque l’on discute avec lui. Le reste en revanche est critiquable en tout point. Que ce soit le dernier single de tel ou tel chanteur ou le dernier petit-ami en date de la it-girl du moment. Mais différent ne veut pas dire compliqué. Il est quelqu’un de simple, de terre à terre. Rien ne pourrait le dénicher de son petit train-train quotidien. Il aime avoir ses habitudes bien installées et ne les changeraient pour rien au monde. Erudit dans tous les domaines artistiques connus, il est capable de tenir une conversation avec n’importe qui sur n’importe quoi, s’étant passionné pour ce sujet depuis qu’il est tout jeune.
Il n’est pas facile de le faire changer d’avis radicalement, mais on peut aisément le faire revenir sur certains points. C'est un jeune homme débordant d’affection pour tout son entourage. Il a été élevé selon les principes de sa mère, hippy à la retraite, peace & love. De ce fait, il est parfois à côté de la plaque, complètement décalé voire même hors-sujet. De temps en temps naïf ou insouciant, il reprend rapidement contrôle de son être pour faire primer la stabilité d’esprit, chose dont il ne sait rien. Kieran aime à montrer qu’il est établit, posé, mais il n’en est rien. Les voyages à répétition de son père qui l’obligeait à le suivre le déréglèrent et il n’a jamais vraiment eu de vie linéaire. Cela ne le déplaît pas outre mesure, mais il aimerait parfois être capable de rester plus de quelques mois au même endroit, sans pour autant ressentir le besoin de voir le large.
Depuis une dizaine d'années, il éprouve une terrible difficulté à trouver le sommeil. Plus que de simples crises d'insomnies, il ne peut pas s'endormir tranquillement sans se réveiller dans la demie-heure qui suit.