La couverture de mon journal se referma mollement, aussi abîmée soit-elle. Elle avait du vécu, cette liasse de papier cornée. Je le trimballais jusqu'à présent partout avec moi, ne lui trouvant pas d'utilité pour oser le souiller de mon écriture hachurée, c'était sentimental. Je l'avais eu quand j'étais gosse et je n'avais jamais su quoi écrire dedans. Aujourd'hui,je m'étais décidé. Oui, je ne voulais pas partir comme mon grand-frère il y a quelques années maintenant, sans laisser aucune trace de moi sur cette saleté de planète. Il était parti comme il était venu, dans l'indifférence, en gardant cette certaine fierté qu'il aimait arborer. Je ne l'ai vu qu'une seule fois, et c'est cette aplomb déconcertant qui émanait de lui qui m'avait littéralement cloué le bec. Je m'en veux, mais j'étais mioche, pas encore conscient de la direction de la vie de mon frangin. Si javais su... Je l'aurais attrapé de mes petits poings d'enfant, je l'aurais retenu avec toute la force qui se trouvait dans mes petits bras... Il était parti, en me lâchant quelques mots sympathiques et un sourire fade. Je n'avais pas lâché un mot. Pas un seul. Je soupirai, tout en me retournant dans mes draps pour plonger mon nez dedans. Ils commençaient sérieusement à sentir la clope... C'était pas étonnant, avec la quantité de tabac que je m'enfilais chaque jour... D'ailleurs, une petite alarme se mit à clignoter dans ma tête. Je levai le menton et me mis sur le flanc pour atteindre ma table de chevet du bout de la main. J'attrapai mon paquet de cigarette, tandis que de l'autre main je fouillai dans une des poches de mon jean en quête de mon briquet. Une fois l'appareil en main, j'allumai la sèche et aspirai goulument la fumée âcre et pourtant si délicieuse. La nicotine se répandant dans mon sang, j'en sentis un apaisement de courte durée. Je m'allongeai sur le dos, scrutant le plafond sombre, vers lequel s'élevait la fumée sortant de mes lèvres. Je ne savais plus à combien j'en étais, de cigarettes, aujourd'hui et je m'en fichais. Mais là, ma chambre devait atteindre le seuil extrême de tolérance au tabac... Je glissai de mon lit pour me diriger en trainant des pieds vers la fenêtre qui crachait la lumière fade du jour. Les gonds grincèrent puis cédèrent quand je tournai la petite poignée, dégageant la vitre de sa position initiale. Aussitôt, un courant d'air s'engouffra dans la pièce, chassant avec lui les relents de tabac accumulé depuis... des lustres. Au lieu de me paraître frisquet, cette bouffée d'air me parut étouffante. J'étais tellement habitué au climat froid de ma Suède natale, ce changement d'hémisphère annihilait tous mes capteurs sensoriels... J'étais.. un flocon au milieu d'un désert, oui... Un flocon perdu, qui ne pouvait que s'écraser sur les grains de sable brûlants...

Je me rapprochai de l'ouverture et m'accoudant au bord inférieur du châssis. Ma piaule donnait sur un autre immeuble... Et en contrebas de ces 5 étages, sur une petite rue passante. Je baissai le nez, considérant d'un œil morne les rares personnes qui s'y aventuraient. Tout cela était si différent de mon ancienne maison, mon ancien « chez-moi »... Oui, les gens étaient différents, le climat était différent, les maisons étaient différentes, les paysages étaient différents... Un instant, je fus pris de doute sur le fait d'avoir tout quitté pour poursuivre le fantôme de mon frère, mais ce scepticisme fut aussitôt effacé par les douces illusions que je m'efforçais de passer en boucle dans ma tête, pour toujours y croire... C'était d'ailleurs bête d'abandonner maintenant après avoir fait le plus gros du travail, enfin... reste à voir... Après réflexion, non, je ne regrettais pas d'être parti, mais je ne pouvais nier le manque de la Suède. Après tout, j'étais assez bien chez les Hansson, ma famille adoptive en passant... Mais l'envie de retrouver les traces de mes parents biologiques et des choses sur mon frère me bouffaient tellement que j'avais décidé de me barrer de ce cocon innocent. L'année de mes 18 ans, je leur en avais parlé. Je ne sais pas si ils l'avaient bien pris ou pas, ils sont assez réservés quant au sujet de ma vraie famille avec moi. Je ne leur en veux pas, c'est naturel. Après tout, ils m'ont élevé comme si j'étais leur propre fils, et donc cette séparation leur sera peut-être ou non douloureuse, mais aucun lien de sang ne nous unit... Ils le savaient pertinemment dès le moment où ils ont accepté de prendre ma garde. Et puis, ce n'était qu'un éloignement temporaire, je ne comptais pas rester toute ma vie en Australie, là où rien ne me retient, mis à part des chimères passées. Je ne renoncerais pas à l'appel de ma terre natale, mais il fallait bien que je m'établisse quelques temps là-bas, au pays des kangourous, et cela mes parents adoptifs ne pouvaient en rien y changer. Je vous l'ai dit, je suis le môme le plus borné de la terre... Et j'irai certainement jusqu'au bout de mes convictions, même si cela en fera chier plus d'un.