chapter 1 – Carcan
❝ J'ai longtemps été fasciné par ce qui m'entourait. Plus jeune, je voulais tout voir, tout découvrir, tout comprendre, au point que mes « pourquoi? » inlassables tendaient à insupporter mon entourage au bout de dix misérables minutes d'acharnement. Alors parfois.. je partais à l'aventure – du moins en avais-je l'impression – et je courais, je courais, je courais encore pour atteindre le bout du monde. Les chutes étaient mes péripéties – et je me redressais hardiment avec en tête l'image d'une impressionnante pirouette pour me remettre sur pieds – et les obstacles que je croisais, d'invincibles combattants contre lesquels je me battais sans peur. Non qu'il y ait
vraiment eu de quelconques « obstacles » dignes de ce nom sur la grande propriété de ma famille; il suffisait simplement que je me laisse porter par mon imagination, et le danger survenait là il ne risquait tout bonnement pas d'exister. J'ai ainsi vécu (ou « survécu à ») d'innombrables traversés, accompli, désarmé, des exploits à en faire pâlir Hercule de jalousie, parcouru la Terre des grandes landes de glace du pôle nord à l'Antarctique en passant par les Indes, et ce dès les six premières années de ma vie. J'ai découvert d'inoubliables paysages sortis de mon inconscient seul, que je me suis empressé de graver en d'immenses fresques colorés, à la craie, sur la grande galerie qui enserrait la maison de son charmant étau. Trop plein d'énergie, hyperactif selon certains, je considérais le domaine des Salinger comme mon territoire, et m'appliquais à l'apprendre par coeur pour mieux l'exploiter dans mes jeux. Ce n'était pas une habitude, loin de là, mais plutôt... de rares escapades dont je me gonflais le coeur – réserves de bonheur pour les jours moins gais. Le reste du temps, je me contentais de les vivres de nuit, derrière mes paupières.
Un enfant a ceci d’extraordinaire : il est maître de l’univers. Il peut croire qu’embellir un sapin de Noël endigue les guerres et les blessures, que quelques bonnes résolutions soufflées un premier de l’an suffisent à changer la face du monde, qu’un « pardon » efface les erreurs. Il pense que la réussite est aisée et qu’il est le premier à y avoir droit; qu’il lui faut seulement tendre la main pour l’atteindre. Et il peut se complaire dans ses torts, puisqu’on l’y pousse; il peut y croire longtemps avant que la réalité ne le rattrape. La liberté? Une belle illusion! Alléchante d'éphémérité, poignante de fugacité... On la désire, on en rêve, on la frôle, on y goûte – et comme pour le bonheur, il suffit de tenter de s'en saisir à pleine main, de penser l'avoir domptée pour de bon pour qu'elle s'évanouisse, flocon de neige disséminé par les bourrasques de la réalité.
Whilem? Le rejeton de Dahlia Lewis, cette femme dont l’originalité de la plume a séduit le public au point de la propulser au rang d’écrivain à succès? « Originalité » est bien le mot : le talent de cette extravagante n’a pas encore su racheter son esprit. On dit qu’il n’est pas rare de l’apercevoir de la fenêtre du deuxième étage de leur grande maison, à se balancer d’avant en arrière, les yeux dans le vide. Une riche désœuvrée perdue dans un monde qu’elle est la seule à comprendre… pauvre femme! Et dire qu’il y en a pour payer le fruit de ses élucubrations et se plaire à les lire… Et le père de ce garnement, en avez-vous entendu parler? Preston Salinger, un avocat véreux bien connu à Sydney! Oh, les rumeurs on les entend : pattes graissées, reformulation de la réalité, témoins corrompus… info ou intox, l’opinion publique n’en a que faire; c’est bien connu voyons, tous les avocats sont forcément corrompus jusqu’à la moelle… ce qui ne les empêche pas d’être encore et toujours sollicités et grassement payés pour réussir coûte que coûte.
Oh! Mais ce petit n’est-il pas trop angélique pour être destiné à un tel métier? Encore un qui incarnera le dicton : gueule d’ange et le diable au corps. Il a sûrement le mensonge dans le sang, et les quelques valeurs que la permettra d’acquérir ne feront pas long feu lorsqu’il se mettra à exercer. Il tournera mal, c’est couru d’avance. Oui, cet enfant béni c'était moi, et ces remarques sont bien un fidèle échantillon de celles qui m'ont suivi toute ma vie. Un gosse aux doigts d'or dont les talents et les caprices ne connaissaient aucune limite pécuniaire. Combien de milliers claqués pour satisfaire mes passions temporaires? Un quotidien dont beaucoup s'accommodent avec fierté, persuadés d'être placés loin au-dessus de la plèbe par leur naissance privilégiée. Tout me souriait et il serait inutile de ma part de dénigrer les innombrables bénéfices et autres facilités que m'offrait mon statut de gosse de riche. Il y a pourtant de sacré revers à cette chance insolente. Combien de cadeaux et d'offrandes pour excuser les absences de ma mère? Elle ne le faisait pas exprès. Ses rêves la dévoraient, grignotant sa réalité jusqu’à se l’approprier, faisait du vrai l’illusion et de l’illusion le vrai. Elle offrait aisément ses sourires, mais ils n’atteignaient ses yeux que lorsqu’elle jetait sur le papier les mots qui lui étreignaient le cœur, donnant vie au monde onirique aux abords duquel elle flottait avec l’espoir d’y rester pour toujours. Il me suffisait de lui murmurer quelques mots à l’oreille pour glaner une part de son attention mais, lunatique, elle répondait de façon insensée et repartait dans ses songes éveillées. J’adorais la regarder « travailler ». Elle était insouciante, et lire par-dessus son épaule mettait mon imagination en éveille. Elle écrivait, et je tentais d’immortaliser en images ce que suggéraient ses mots. Combien de mots débordants d'affection et d'intérêt rédigés par les secrétaires alors que je trépignais pour un signe, une marque d'intérêt de mon père? Nuits et jours, il restait coincé derrière son bureau, des plis soucieux lui barrant le front. Je m’étais mis en tête que sa pile de dossier était un calvaire pour lui : quoi de mieux que la faire disparaître? Mais cette expérience, je ne la réitérerai pour rien au monde… Combien de règles, d'obligations, de rappels concernant mon rang et mes devoirs, d'interdictions et de réprimandes pour ponctuer le choix de mes fréquentations? Ma mère n’avait pas choisi la fuite sans raison.
À mes yeux la vie de nanti est exclusivement faite de chaînes, l'argent un geôlier avide de faire de nous les prisonniers consentants d’une inéluctable fatalité. Quant aux compensations qui veulent la rendre supportable, elles ne sont généralement que synonymes d'échec face à l'ampleur de telles entraves. Mais j’ai fini par comprendre que tout était une question de priorités, que la liberté était un état d’esprit plus qu’autre chose, qu’il ne tenait qu’à moi de la dompter. ❞
chapter 2 – Du chaos naît une étoile
«
Toi! »
Je me retourne, intrigué par le ton incisif et furieux, tenté d'assister à l'altercation qui va sans doute suivre… avant d’apercevoir une fille au visage creusé de cernes dont les traits avaient dû être charmants.. dans une autre vie. Elle porte un gosse qui semble faire deux fois son tour de taille, au point qu’on pourrait se demander où elle a trouvé la force de le hisser entre les deux baguettes qui lui servent de bras. Elle fend la file d'un air décidé pour s'en extraire et s'approche à grand pas. Je hausse un sourcil surpris et lorgne avec méfiance le doigt qu’elle pointe brusquement sous mon nez tout en se débattant avec son paquet vivant.
«
C'est qui celle-là? » – une moue mécontente retrousse les lèvres d'Eileen, et j'y pose un rapide baiser pour les défroisser avant de marmonner : «
Aucune idée. ».
Mais alors que je m'apprête à néantiser l'intruse – j'ai mieux à faire –, la concernée me pousse d'un geste à m'éloigner de ma compagne et... me refile sa gamine sans autre forme de procès. Ma parole, cette fille est dingue! Je n'ai que le temps de me débarrasser de mon verre pour le rattraper de justesse, mais le marmot se met immédiatement à pleurer, visiblement mécontent de son changement de porteur.
«
On peut savoir à quoi tu joues? J’ai une tête à jouer les garde-mouflets? »
«
Bliss, tu ferais bien de t’en souvenir. Et je me moque de ce que tu en penses la tête-à-claque : si tu étais assez en forme pour le pondre tu devrais être capable d’assumer! » Elle semble au bord de la crise de nerf. Qu'est-ce que c'est que ce délire? Vu la tronche que tire Eileen, je ne suis pas le seul à ne pas apprécier la blague.
«
C'est quoi cette histoire Will? Pourquoi elle fait comme si tu étais – »
«
Je t'ai dis que je n'en ai aucune idée! – je l'interromps sèchement pour l'empêcher de prononcer une ineptie.
Écoute (je m'adresse cette fois à l'autre tarée)
je me fous de c’que t’as fumé, mais j'ai aucune envie de participer à ton trip. Puisque tu ne comprends pas je vais le redire clairement : reprends ta chose et disparais de ma vue. »
Son bébé à bout de bras, j’attends qu’elle se rende compte de sa folie et obtempère. Ses yeux se troublent, elle a l’air moins sûre d’elle, tout à coup...
«
Tu n’es pas Whilem Salinger…? »
«
Je… oui, c’est moi mais… »
Houla, j’aurais mieux fait de me taire! Ça sentait l’embrouille à plein nez mais pour ma défense, elle m’a pris de court. Comment se fait-il qu’elle connaisse mon nom? Je n’ai pas le temps de le lui demander : la furie fait son retour et c’est de justesse que j’évite la paume vengeresse qui tente de s’abattre sur ma joue.
«
Alors arrête d’essayer de te défiler espèce de bâtard! Tu croyais qu’il te suffirait de te tirer en douce au petit matin pour que j’oublie ton joli minois? N’y compte pas. Tu sèmes, tu récoltes – point barre. J’ai déjà tout perdu en l'espace de quelques mois à cause de ta gamine, j’estime avoir assez donné! »
Sur ce, elle tourne les talons comme si tout était réglé, me laissant comme deux ronds de flan derrière elle. Mais… mais.. c’est qu’elle est vraiment barge! Une seconde pour le constat; à la suivante, je me précipite à sa suite, oubliant Eileen.
«
Hey, attends! »
Elle fait mine de ne pas m’entendre, presse le pas pour s'éloigner de la boîte de nuit et ne tarde pas à disparaître. J’ai beau y mettre tout mon acharnement, sonder le moindre coin de rue, je finis par me rendre à l’évidence : aucune trace d’elle nulle part. Les rares passants que je croise me jettent des regards perplexes, se demandant sans doute ce que je fiche à courir comme un dératé, un bébé dans les bras… et cette pensée me fait baisser les yeux sur mon fardeau. Merde, cette femme m’a vraiment laissé son mioche. J’en fais quoi, moi? Et d’abord… qu’est-ce qu’elle voulait dire? Que je suis… que je suis.. Un glapissement plus tard, je repousse une nouvelle fois
Bliss, l’obligeant à défaire la prise de ses minuscules poings sur ma chemise tout en marmonnant une litanie de «
Non, non, non! » Ça ne peut pas être vrai, je n’avais jamais croisée la timbrée de service avant ce soir! Elle a tort.
Forcément tort. N’est-ce pas…?
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«
Il semblerait que des félicitations s’imposent monsieur Salinger, vous êtes bel et bien le père de cette charmante petite fille. »
« Charmante »? Oh j’y suis : elle doit sûrement recevoir une prime spéciale « conneries débitées à la seconde ». Est-ce que c’était censé me flatter, ou quelque chose du genre? Son sourire attendri me laisse de marbre. Je croise les bras sur mon torse pour masquer le tremblement de mes mains.
«
Vous faites erreur. » Surprise, elle me dévisage un instant sans répondre avant de répéter lentement – comme si elle s’adressait à un attardé : «
Il n’y a certainement pas d’erreur. Le test est… »
«
De tout évidence vous avez mal fait ce fichu test. Je ne peux pas être son… son… je suis trop jeune pour ça. » Elle me fixe, tourne son regard gris sur Bliss, me fixe de nouveau et pousse un léger soupir.
«
Je vous l’accorde, être père à votre âge ne sera pas une mince affaire. Mais accident ou non, cet enfant est votre responsabilité. Elle attend une réponse de ma part… qui ne vient pas.
Dois-je comprendre que vous ne souhaitez pas le garder? Que pense sa mère de cette situation? »
«
Qu’est-ce que j’en sais? je réplique, acide, les sourcils froncés par le mécontentement.
Elle a débarqué de nulle part et m’a déposé sa gamine dans les bras en essayant de me faire croire qu’il était de moi. Mais c’est complètement surréaliste, je ne me souviens même pas de l'avoir croisée avant cette fois-là! » Mon interlocutrice semble prise de court.
«
je… conçois que cela a dû être un choc pour vous. – vigoureux hochement de tête de ma part –
Mais Bliss n’est en rien responsable de cette situation catastrophique, je dirais même qu’il est la principale victime de votre manque de responsabilité. Monsieur Salinger, vous êtes actuellement son seul parent et le choix vous revient… Souhaitez-vous assumer ce faux pas et élever votre enfant, ou préférez-vous le mettre en adoption? »
Je devrais opter sans hésitation pour l’adoption : ne suis-je pas ici pour légitimer ma volonté de me débarrasser du gosse, après tout? Seulement… Je jette un coup d’œil réticent à Bliss, qui gazouille tranquillement dans les bras du docteur Thompson, ne se doutant pas un seul instant que c’est tout son avenir qui se joue à l’heure actuelle. Elle tourne la tête dans ma direction, et mes yeux se figent dans les siens, réplique exacte du bleu océan que m’a légué ma mère. Elle a aussi mon stupide nez en trompette, et la touffe de mèches couleur caramel qui boucle au sommet de son crâne quasi-chauve lui donne un air attendrissant... Minute. J’ai pensé « attendrissant » ? Je manque de m'étouffer et me redresse un peu brusquement pour ne plus voir le petit monstre.
«
Je… je ne saurai pas m'en occuper… »
«
Dans ce cas, vous optez pour l’adoption? » J’hésite un instant, puis…
«
J’ai besoin d’y réflé– »
«
Il accepte. »
Anders, le secrétaire de mon père, s’avance la mine grave du recoin de la pièce où il se trouvait jusqu’à maintenant et me vrille de son regard pénétrant.
«
La décision revient à… »
«
Wilhem, soyez raisonnable. Vous savez que nous sommes venus pour ça. » reprend-il sans se soucier de l’intervention du docteur.
Je ne sais pas quoi dire. Il a raison, mon père a été clair : si je ne me débarrasse pas de cet enfant je pourrai tirer une croix sur mes études d’art. L’Art a plongé ma génitrice dans une douce folie qui l'a coupée du monde. L’Art a détruit le couple de mes parents. L’Art m’a privé de l’affection maternelle qui me revenait de droit. L’Art a foutu en l’air le semblant de relation que je partageais avec mon père… Mais l’Art est ma raison de vivre. J’ai bataillé pour obtenir le droit de choisir mes études, vraiment. J’étais destiné à des études de droit, et il m’a fallu tenir tête à mon père pour lui imposer mes choix. Sans doute aurait-il été tenté de me laisser livré à moi-même et à mon obstination… quelques années de dur labeur qui me pousseraient à revenir frapper à porte, en loque, et le supplier de me laisser revenir. Sans doute y aurait-il pensé, oui, si je n’avais pas été fils unique. S’il me perd, il perd aussi toute opportunité de transmettre un jour son cabinet à un membre de sa famille, et mon départ si peu de temps après que sa femme ait été placée dans un « institut spécialisé » risquerait de faire du bruit. Le fait qu’il ait cédé cette fois ne signifiait pas qu’il baissait définitivement les bras : à mon entrée à l’
Australian National University School of art of Canberra, j’étais conscient de devoir rester sur mes gardes de peur qu’il ne retourne le moindre de mes faux pas contre moi.
Mais j’avais dix-huit ans et j’étais une tête, trop habitué à réussir sans effort pour ne pas déborder d’arrogance et de confiance en moi. Mes résultats avaient toujours été brillants et ma maîtrise des arts plastiques était instinctive : mes mains glissaient sur le papier comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle qui soit. J’avais un talent certain, on me le répétait, et je n’en étais que trop conscient. Je ne m’ennuyais pas, j’étais passionné… mais j’ai voulu avoir « l’attitude » qui correspondait à un prodige comme moi. Qu’est-ce qui m’obligeait à passer tout mon temps libre figé au-dessus de mes toiles? À quoi bon? Si j’étais destiné à réussir de toute façon, rien ne m’empêchait de profiter de la vie. Mon père n’étais pas obligé de le savoir, j'habitais à plus de trois heures de route de la maison. Oh je ne suis pas tombé bas : je me contentais de regarder, clope au bec, mes potes se perdre dans les limbes d’une réalité alternative; rien de spécialement tentant. Les soirées avaient pour moi un tout autre avantage. Je ne souhaitais pas me caser, m’estimant trop jeune pour subir déceptions, responsabilités ou peines de cœur, mais je ne me refusais aucun plaisir. Il m'était arrivé d'abuser sur la boisson; je détestais perdre le contrôle de mon propre corps, mais les soirées organisées pour célébrer les réussites aux examens – entre autres – avaient parfois raison de mes résolutions. Jusqu'au jours où je me suis réveillé avec une migraine monstre aux côtés d'une inconnue, que je me suis empressé de délaisser et de reléguer au second plan... Celle que je soupçonne d'être la mère de Bliss, et dont je n'ai pas l'ombre d'une idée du nom.
«
Monsieur Salinger? Wilhem? »
La voix de la Thompson me tire de mes pensées et je me rends compte que trois paires d'yeux sont braquées sur moi : l'une recelant d'innocence et de curiosité, la deuxième pleine de compassion et la troisième, plus dure, représentative de l'épée de Damoclès qui plane au-dessus de moi.
«
Je... » Quelques secondes de plus s'écoulent sans que je ne sois capable d'aller au bout de mon idée. Quelle idée, d'ailleurs? Je ne sais absolument pas ce que je veux faire! La mains d'Anders se referme de manière autoritaire sur mon épaule.
«
Il accepte. – répète-t-il, intransigeant.
Comment pensez-vous qu'il soit préférable de procéder? »
Je les entends, sans les écouter, parler d'associations et de documents, de signatures, de délais et de familles d'accueil, de rupture totale et irrémédiable avec les parents biologiques. Moi, je suis comme paralysé sur mon siège, envahi par un amalgame de sentiments déstabilisants. Impuissance, culpabilité, et une peur mordante qui semble me ronger les entrailles. Bliss tend ses petits bras dans ma direction et j'en viens à me demander bêtement comment sa mère a pu me l'abandonner sans le moindre remord et ne pas chercher à le retrouver par la suite. C'est presque par automatisme que je lève une main dans sa direction et que nos paumes se rejoignent. La sienne est si
petite, si fragile.. ses doigts se referment sur l'un des miens comme s'il s'agissait d'un trésor et, comme je m'y attends, il le lorgne avec envie avant de refermer dessus ses gencives édentées. Putain, en temps normal je me sentirais juste dégouté et pourtant... pourtant ma gorge se noue désagréablement. Sur un coup de tête je quitte mon siège et mon immobilisme pour me saisir de ma fille et l'arracher au docteur.
«
J'ai dit que j'y réfléchirais. »
Ma voix a claqué sèchement et contribue, comme mes gestes soudains, à faire taire les deux autres occupants de la pièce. Sans attendre de réponse de leur part je me détourne résolument et quitte les lieux comme si j’avais le diable au corps. Bordel, cette histoire n’a aucun sens… Le souffle court, mon mioche sous le bras, je fuis en direction de la sortie alors que...
J'arrête ma course, de nouveau tourmenté. Qu’est-ce qui m’a pris? J’aurais dû accepter! Je fais demi-tour en me traitant de crétin, mais m'arrête encore deux pas plus loin. Mon indécision ne semble pas plaire à Bliss : ses pleurs résonnent de nouveau.
«
Mais qu'est-ce que t'attends de moi? Un gosse qui élève un gosse, brillant, vraiment! Je... Comprends-moi! J'ai seulement vingt ans, j'y comprends rien aux bestioles en bas âge dans ton genre.. »
El hurle de plus belle à s'en arracher la voix. Désemparé, je la sers contre moi et embrasse le haut de son front, tentant de la rassurer.
«
D'accord, d'accord. Je les laisserai pas t'emmener, je te le jure. On va rentrer chez nous et... je ferai de mon mieux. On arrivera bien à s'en sortir, hein? »
Rien n'est moins sûr, mais je n'ai jamais été aussi en paix avec moi-même qu'à l'instant où j'ai pris cette décision.
chapter 3 – Bliss : perfect happiness
Je jette un dernier regard à mon appartement désormais vide et claque la porte derrière moi. Désormais, ce sera « L'appartement », avec une connotation impersonnelle, parce que je ne suis plus chez moi ici. Ce n'est pas quitter cet endroit qui m'embête... mais plutôt ce qui m'attends maintenant. Comme prévu, mon père ne pouvait pas manquer l'occasion de m'obliger à faire ce qu'il attendait de moi. Il me tient : sans son soutient financier je ne pourrai pas faire d'études mais, pire encore, j'aurai bien du mal à récolter de quoi nourrir ma fille tout en lui payant une baby-sitter. Au bout du compte je devrai renoncer à l'un ou l'autre – la baby-sitter évidemment – et je serai alors dans l'incapacité de travailler avec la môme sur les bras. J'aurai alors complètement bousillé ma vie, et mes responsabilités envers Bliss m'obligeront à ravaler ma fierté et à redevenir un gentil fifils à son papa bien obéissant.
Mais même conscient des risques, je n'ai pas pu me résoudre à tout plaquer pour finir derrière un bureau d'avocat. Après une énième bataille, mon paternel et moi sommes arrivés à un compromis concernant mon cursus. Seulement je serai obligé de m'installer à quelques rues seulement de la demeure familiale. Absolument ridicule, avouons-le, mais j'aurais encore préféré être le
voisin de mon père plutôt que subir sa dictature directement sous son toit. Bientôt, je serai prisonnier d'une routine ennuyeuse, et je n'aurai plus qu'à regretter ma liberté perdue...
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«
Maman... je suis à bout. »
C'est pathétique. Et pourtant ma mère a toujours été ma bouée de sauvetage : silencieuse, point d'ancrage instable et pourtant immuable, elle pose son regard flou sur moi et semble découvrir ma présence avec autant de surprise que trois minutes plus tôt.
«
Mon bébé, souffle-t-elle d'une voix éthérée.
Pourquoi n'es-tu pas venu me voir plus tôt? »
Je n'ai jamais saisi le sens de cette requête. Elle revient invariablement, jour après jour, alors que je suis l'unique visiteur de cette reine de l'écriture déchue. Je suis là, mais plus je tente de l'approcher, moins elle me voit. J'en viens à me demander si continuer de venir la voir n'est pas du masochisme pur et simple. Paradoxalement, elle ne s'est jamais montrée aussi tendre envers moi que depuis son internement. Cette fois encore, sa main cherche la mienne pour me faire quitter mon siège de visiteurs, et je m'assois par terre devant elle, le front calé contre sa cuisse. Ses doigts passent avec légèreté entre mes mèches en un geste apaisant.
«
Parfois je regrette de ne pas l'avoir placée en adoption. – reprends-je sans lui répondre.
Je ne me sens pas à la hauteur... Je m'interromps, me mords la lèvre inférieure avec hésitation et cherche son regard sans parvenir à l'accrocher.
Mais c'est pas le seul problème. Je me sens... coincé, tu comprends? J'ai l'impression d'avoir gâché ma vie en la gardant, tellement elle m'épuise. Le dire à voix haute me laisse un goût amer sur la langue. Je me trouve monstrueux. Et pourtant il s'agit là du reflet le plus juste de mes sentiments à l'heure actuelle. Je souffle comme un aveu :
Je n'ai pas arrêté de chercher sa mère, tu sais? Une part de moi n'attend que de la recroiser pour lui rendre sa fille. Je pourrais alors redevenir.. moi. Je rêve de ce moment. J'étouffe un rire. Jaune.
Tu dois te dire que ton fils est un sacré égoïste. »
Ou pas. Il y a plus de chances pour qu'elle ne se dise rien du tout, à vrai dire : sa main s'est immobilisé, son regard se perd loin, dans des contrées où je ne peux pas la suivre et contre lesquelles je suis incapable de rivaliser.
«
Pourtant j'suis pas sûr d'être capable de me défaire d'elle.. »
Un murmure s'élève dans la chambre. Par la pensée, ma mère s'évade, et mes mains me démangent de peindre les paysages qu'elle imagine. Comme quand j'étais enfant. Un peu apaisé, je me redresse finalement et quitte la chambre sans bruit après avoir embrassé sa pommette haute. Elle ne m'entends pas m'en aller.
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«
Let's go, ça va être d'enfer! Will, tu nous accompagnes? » Je prends le temps de m'allumer une cigarette avant de hocher la tête en signe de négation. Elle s'y attend et, pourtant, elle prend un air dépité.
«
Oh allez! Juste pour cette fois... »
«
Je bosse ce soir. »
«
Ma parole, t'es devenu vieux avant l'heure! Écoute, tu sais où nous rejoindre. Si l'envie te prend de réapprendre ce que signifie le mot vivre, passe un coup de fil ou rejoins-nous là-bas. »
Je hausse les épaules d'un air neutre, l'air de ne pas y tenir, mais ce n'est pas l'envie de les suivre qui me fait défaut. En changeant d'université pour étudier à celle de ma ville natale, j'ai eu le plaisir de retrouver tous mes potes d'enfance, et c'était pas pour me déplaire. Seulement ma situation et la leur diffèrent à un point tel qu'il m'est pratiquement impossible de reprendre ma place dans le groupe. Ils m'encerclent durant la journée pour me donner l'illusion que notre amitié tient encore à plus d'un fil, mais difficile d'être dupe : les uns après les autres, ils se lassent de mes refus systématiques de m'intégrer à leurs plans.
Je jette la tige de papier et l'écrase de mon talon avant de m'engouffrer sans me presser derrière le volant de ma voiture et de démarrer, direction : mon appart'. Ce n'est de la faute de personne. Alors pourquoi suis-je en colère contre la terre entière? On m'a volé ma vie, putain. Du moins est-ce l'impression que j'ai la moitié du temps, voire plus. Je hausse à fond le son de la radio pour m'éviter de penser inutilement; un rythme américain répétitif à souhait emplit l'habitacle, mais la musique importe peu du moment que le bruit m'assourdit. Comme un automate, je sors mes clés, salue la vieille qui se charge de garder Bliss lorsque je suis coincé à l'université. C'est une adolescente qui la relaye les soirs où je travaille; Joy, une fille que je connais depuis des siècles bien qu'elle soit plus jeune que moi de plusieurs années. Je pose un baiser sur le front de ma fille, file me changer et récupérer ma guitare sans prononcer un mot. Et puis... une envie soudaine. Qu'est-ce qui m'empêche de m'amuser au fond? Les barrières que je dresse moi-même, non?
La vieille me crie du salon que sa remplaçante est arrivée et qu'elle même s'en va. Elle a prit la peine de me rapporter une part de l'un de ses plats mijotés maison, et je sais déjà qu'il finira au congélateur pour quelques jours. C'est décidé : ce soir je sors.
«
Hey, Joy! Je l'interpelle tout en quittant ma chambre. Elle cesse un instant de faire d'odieuses grimaces à Bliss pour me lancer un coup d'oeil interrogateur.
J'rentrerai tard ce soir. Tu crois que ça embêterait tes parents si tu restais ici? Y'a la piaule des visiteurs et je s'rai probablement pas là avant demain matin. »
«
Tu vas sortir, après le boulot? Je hoche la tête, et elle fait mine de réfléchir un instant.
Si tu m'avais prévenue plus tôt j'aurais au moins emmené mes devoirs. Qu'est-ce que je vais faire après avoir mis Bliss au lit, hein? Je vais crever d'ennui, toute seule dans ton appart' de luxe! »
Je souffle, mi-agacé mi-amusé par son cinéma. Comme si ses intentions n'étaient pas parfaitement claires!
«
Bon ok, tu peux inviter quelques-unes de tes amies du monde. Les placards sont pleins, vous n'aurez qu'à vous servir et passer la soirée devant la télé. »
«
T'es géniaaal! »
«
Plus que l'écran plasma? », je réplique avec un sourire moqueur.
Une merveille qui détonne dans un appartement d'étudiant. Mais il faut dire que mon appartement n'a pas grand-chose de celui de l'étudiant standard. Luxe dont je ne bénéficie que quelques heures, de toute façon, quand mes journées interminables prennent fin.
«
Euh... oui? C'est... euh... Évident. Tu sais bien. »
Ouais, super convaincant comme discours. Je la décoiffe d'une main pour me venger, et ne peux m'empêcher de lâcher quelques recommandations avant de filer :
«
Pas plus de trois personnes. Et uniquement des filles, je n'ai pas envie que tes vieux viennent me reprocher une fois de plus de tenir un baisodrome, vu? Ne gloussez pas trop fort, Bliss a besoin de sommeil. Oh, et garde le talker... »
«
À portée de main, jeeee sais. Bye Will, amuse-toi bien! »
Je me retrouve comme un con à regarder la porte qui s'est refermée à un centimètre de mon nez. La garce! Elle n'a qu'à dire que je la saoule, tant qu'on y est!
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«
Tu peux pas savoir combien ça me fait plaisir que tu ais changé d'avis. »
Lou ronronne plus qu'elle ne parle, vautrée sur mes genoux, à moitié pompette. Y'en a qui se défoulent sur la piste, d'autres approfondissent leurs cours d'anatomie plus studieusement qu'il ne le feront jamais sur les bancs de l'université, d'autres encore s'enlise dans des tentatives de flirt plus ou moins fructueuses, et moi... moi, je regarde ma montre. Je suis pas sûr, mais elle a l'air de s'être arrêtée – ou de fonctionner au ralenti. Y'a une heure il était dix, et maintenant il est... 15. C'est louche. Je me demande si Bliss est déjà couchée...
«
tu t'amuses bien? » - elle me gueule à l'oreille, menaçant de me faire perdre un tympan.
«
J'prends un pied d'enfer là, ça s'voit pas? »
Ma réplique recèle de mauvaise humeur, mais cette dinde – elle m'énerve ce soir, alors voilà quoi... - se contente de glousser, toute fière d'elle. Sa main remonte sur ma cuisse, et je me retiens de la lui faire bouffer.
«
Sûr? J'pourrais la rendre plus palpitante. »
Je me demande si Joy a pensé à prendre sa température. Elle a eu de fortes poussées de fièvre ces derniers jours, c'était inquiétant. Un doigt glisse le long du pli soucieux qui barre mon front, s'attarde sur mes lèvres puis me saisit la nuque, et Lou m'entraîne dans un baissé possessif, passionné, inten- putain, j'espère que son état ne s'est pas aggravé. Et si elle n'arrive pas à dormir à cause de ses dents? Elle a du mal à faire ses nuits ces derniers temps. Et si elle voulait me voir? Et si...
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Will, t'es avec moi? » Je cligne des yeux à deux reprises, surpris de la voir si près de moi.
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Hum. J'ai pas la tête à ça, ce soir. » Elle ouvre de gros yeux, visiblement estomaquée.
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Tu déconnes? Tu as toujours la tête à ça! » Oh vas-y, traite-moi d'obsédé tant qu'on y est!
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Une idée que tu te fais. »
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La belle blague! Tu sais quoi? Je pense plutôt que – »
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Chérie, arrête de te faire du mal. Penser n'a jamais été ton point fort. »
Je m'éloigne, mais pas assez rapidement pour éviter réellement la claque retentissante que je reçois en échange de mes mots doux. Je vide mon verre d'une traite en la regardant vaciller sur ses talons – tentative de départ digne : ratée. Je suis à peu près sûr qu'elle s'attend à ce que je lui coure après pour la supplier de m'accorder de nouveau ses faveurs et lui demander pardon pour ma piètre attitude, mais j'ai la bouche pâteuse, je suis fatigué, je suis inquiet et je n'ai qu'une envie : rentrer chez moi.
Ni une ni deux, je récupère mes affaires sans prévenir personne et me réfugie dans ma Bentley. J'ai la tête qui tourne, prendre le volant n'est peut-être pas sage mais.. la clé tourne tourne sans que je ne sache quand et comment ma main s'est mise en action, et je fais le trajet dans un état second. Ma chance est insolente : j'arrive à destination sans accident, et ce n'est qu'au moment où je coupe le contact que je me prends conscience de mon état de crispation. J'ai des palpitations, un sentiment horrible qu'une catastrophe a eu lieu. Joy n'a répondu à aucun de mes texto de toute la soirée, il y a forcément un problème! Je grimpe les étages quatre à quatre et, les mains tremblantes, déverrouille la porte entrée. À peine ai-je passé la porte qu'un bruit d'explosion résonne à travers tout l'appartement, et je me jette sur l'interrupteur pour...
Argh! La lumière m'aveugle et des cris m'assaillent sans que je ne comprenne qui s'adresse à moi et surtout pourquoi! Je finis par me décider à ouvrir les yeux. Mes prunelles imbibées d'alcool distinguent Joy et ses amies vautrées dans le canapé à re-re-re-regarder l'un des Transformers, et aux regards que me lancent les trois pestes j'ai dû casser leur ambiance ciné avec mon entrée fracassante. Rien à carrer, je suis seulement... affreusement soulagé! Où est mon bébé? Je me précipite comme un damné jusqu'à la chambre de Bliss et me calme juste à l'instant de passer la porte. Il me suffit de faire un pas à l'intérieur pour me rendre à l'évidence : ma terreur dort comme un petit ange, blottie dans sa couverture favorite. Je me retiens de justesse de la tirer égoïstement de son confort pour le seul plaisir de la sentir contre moi. Moi qui me plaignais de ne pas avoir une seule soirée à moi! J'ai tout gâché avec mes inquiétudes à deux balles. Des gloussements s'élèvent derrière moi, me faisant me retourner d'un bloc; Joy et ses débiles de copines sont agglutinées et me contemple d'un air à la fois moqueur et attendri. Je me renfrogne, agacé d'avoir été pris en flagrant délit de... minute! Aux dernières nouvelles c'est encore
mon appart'!
Elles sont en délit d'espionnage. Enfin, pour c'que ça changera à ma vie...
Mon super programme de la soirée tombé à l'eau, je prends tout de même la peine d'envoyer un message d'excuses à Lou et me retrouve coincé entre trois ado pré-pubères (« tu pues l'alcool, c'est dégueuuu! »; « je peux jouer dans tes cheveux? » *gloussement*; « Mais t'es saoul! Et tu as conduit pour rentrer? » *profondes inspirations outrées*), devant un film qui me tape sur le système, à enfourner pop-corn sur pop-corn sur mon estomac déjà noyé par la boisson, avec une sans-gêne qui fait mu-muse avec mes mèches, une autre qui me prend pour son oreiller et la troisième qui me frappe régulièrement en me reprochant de prendre tout la place sur MON canapé. On aura tout vu.