Je suis ce que l’on appelle une it-girl. Vous savez, le genre de fille que vous voyez à la une des magazines de mode. Celle qui porte les vêtements que vous rêveriez d’avoir. Celle qui vit à deux cent à l’heure sans jamais s’arrêter. Celle qui enchaîne défilés sur défilés et photoshoots sur photoshoots. Vous aimeriez être à ma place, je le sais. On me répète souvent que mon métier s’apparente à l’un des plus beaux et à la fois un des plus compliqués qui soit au monde. Étrangement, je ne connais pas cette notion de difficulté. Je ne l’ai jamais véritablement connue
TWO YEARS AGO.
La galerie à cette heure-ci de la journée était vide. Personne ne comptait y mettre les pieds de toute façon. Tout le monde se fichait des tableaux exposés. L’art ? Hmm. Peu de gens y trouvaient leur compte. Les nouveaux artistes qui osaient pointer le bout de leur nez sur les marchés ne perçaient jamais. Il fallait soit être parrainé, soit être issu d’une famille digne de ce nom. Et Yann Von Helsen, danois d'origine, ne remplissait, hélas, aucun critère. Il fallait donc s’attendre à voir sa carrière stagner et ne jamais sortir de ce trou noir infini. Errant parmi les tableaux de son père, Alba, sa fille, ne pouvait s’empêcher de s’attarder sur quelques uns, avec cette question inlassablement récurrente : pourquoi n’y arrivait-il pas ? Elle, qui se projetait une carrière semblable à celle de son père, Alba se demandait en permanence quelles devaient être les issues possibles. Galeriste ne menait à rien, certes. Mais artiste…Non plus ? Elle ne savait pas. Elle ne savait plus. L’épais silence qui s’était installé plusieurs heures auparavant se rompit brusquement lorsque la jeune femme ressentit une présence. Quelqu’un visitait. Et, prenant son élan, pleine d’espoir, elle se mit à chercher celui ou celle qui dévorait les créations de son cher père. Elle entendait ses pas résonner sur le sol mais effrayée par son propre bruit, elle se contenta d’accélérer jusqu’à se trouver nez à nez avec le visiteur. Un homme grand, fort bien habillé, un visage sévère, impassible. Du haut de son mètre soixante-quinze, Alba toisait cet homme d’un air intrigué. Venait-il seulement pour les tableaux ?
« Ils sont intéressants…
- Vous trouvez ?
- …Mais pas autant que vous.
- Je vous demande pardon ?
- Voici ma carte. Appelez-moi quand cela vous sera nécessaire. Mais je vous conseille fortement de le faire. »
Sans ajouter quoi que ce soit, l’homme tendit à la jeune femme muette une carte de visite sobre. On y lisait « Craig McAllister – photograph ». Et il partit, sans laisser de traces. Alba se tenait donc debout, carte en main, les yeux rivés sur la sortie. Cet homme passait sa vie à chercher les nouveaux visages qui arpenteraient les podiums des défilés de demain. Et Alba venait de trouver sa place parmi ce monde infâme ou l’apparence et le superficiel étaient les seuls mots d’ordres. Si bon nombre de jeunes femmes se seraient jetées immédiatement sur ce numéro, Alba méditait sagement quoi faire. Certes, devenir mannequin impliquait quitter sa famille, sa ville, ses amis, manger une salade tous les jours, tenir un rythme soutenu sans lâcher prise. La vie d’artiste qu’elle s’était fabriquée quelques années auparavant n’avait plus rien à voir avec ce qu’on lui proposait. Sa seule inquiétude demeurait les conditions de vie des mannequins. Des choses horribles se produisaient chaque jour. Mais sans réfléchir,Alba prit son téléphone et composa le numéro. L’appât du gain, sans doute.
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La jeune étudiante en art plastiques que j’étais ne put véritablement attendre le feu vert de ses parents, baignant dans le milieu intellectuel. Un père artiste, une mère écrivain, tout me prédestinait à en faire autant. Enfin, famille est un bien grand mot. Ma mère est partie quand j’avais cinq ans et mon père a toujours essayé de m’élever le plus normalement possible. Oui mais non. L’absence d’une mère le pesait. Et rien n’y faisait.
Et...Devenir mannequin…Pouvez-vous imaginer une seule seconde ce que cela représentait pour moi ayant toujours vécu à Sidney, sans avoir connu un autre pays ? De l'argent, des voyages, et tout ça, gratuitement. La mode à proprement parler, je m'en moquais. N'y connaissant rien, ce n'était pas demain la veille qui j'aurais plongé mon nez dans un magazine de mode.
TWO WEEKS AGO.
La tête lui tournait depuis bien des heures. Enfin, depuis la fin du défilé, plus exactement. Ça lui prenait souvent quand elle n’avait rien avalé de la journée. Parfois, ça lui passait. Et d’autres fois, ça restait, histoire de lui prendre toute son énergie. Là, elle ne tenait plus. Pourtant, Alba savait qu’il valait mieux rentrer chez elle, se reposer et refuser toutes ces soirées superficielles, ces défilés inutiles. Mais elle ne pouvait pas. Parce que désormais, Alba se retrouvait enfermée dans le domaine de la mode. On la voulait sur tous les défilés, on copiait sa façon de s’habiller, on la voyait comme l’un des mannequins les plus en vogue du moment. Et tout ça donnait la nausée à la jeune femme. Fuck. Qu’on la laisse en paix, qu’on arrête de lui répéter qu’elle doit absolument maigrir. Stop. STOP.
Pour le moment, la jeune femme se tenait assise au bar, la tête dans ses mains. Ses cheveux bruns habituellement lisses ne ressemblaient plus à rien. On aurait dit qu’elle venait de se lever. A vrai dire, elle venait juste de terminer son deuxième verre de vodka et s’apprêtait même à en demander un troisième. Mauvais idée quand son estomac était vide. Elle se releva un instant, les yeux dans le vide. La nausée reprenait de plus belle et Alba ne parvenait plus à voir clairement. Sans dire un mot, elle prit son sac et déposa un pourboire alléchant sur le comptoir, avant de se diriger vers la sortie, chancelante. Nombreux se retournaient sur son passage, murmurant de temps à autre « voilà, comme toutes les mannequins au sommet de leur gloire, elle finira droguée, alcoolique et anorexique ». En un sens, ils n’avaient pas tort.
« Mademoiselle ? Je crois que c’est à vous. Il est resté sur le bar après votre départ. »
Hésitante, Alba pivota sur ses hauts talons et se mit à détailler la silhouette masculine qui lui tendait une boîte de médicaments. Il était beau, très beau, même. Et pour autant, la jeune femme se contenta d’adresser un bref regard à son interlocuteur, déterminée à continuer son chemin.
« Merci. Vous pouviez les garder, j’allais en racheter d’autres.
- Les compléments alimentaires ne vous mèneront à rien. Croyez-moi.
- Je me passe des conseils d’un inconnu. »
D’un geste soudain, Alba prit la boîte des mains de son interlocuteur et tourna les talons, direction la sortie. Les dragueurs donneurs de leçon, la jeune femme commençait à en avoir marre. Ils pensaient que, rien que ça, ils passeraient dans son lit aussi facilement. Ou pas. Alba ne collectionnait pas les relations d'un soir, faute de temps. Elle n'avait jamais eu non plus de relations sérieuses, juste des amourettes de temps à autre, quand elle s'ennuyait. Aucun n'avait véritablement marqué son esprit. Sauf peut être celui qui se tenait devant elle. Mais pour le voir, il fallait encore sortir de ce brouillard infâme qui emprisonnait petit à petit la jeune femme...