17ANS Chicago« C’est ça, casse toi ! T’as rien d’autre à foutre de ta vie ? Allez, barrez-vous d’là, c’est chez moi ici ! »
J’ai fermé les paupières un instant, avant de regarder les gars qui partaient en courant, sous la pression de « la teigne ». Mon meilleur pote.
Il s’appelle Storm Hopkins, en réalité, et je trouve qu’il porte un peu trop bien son prénom. C’est une grande gueule, il a toujours besoin d’aller foutre le bordel là où personne n’a rien demandé. Je crois qu’il en veut au monde entier d’avoir eu une enfance pourrie. Ces derniers temps, il s’était calmé. Peut-être parce qu’il avait compris que la famille d’accueil dans laquelle il est est la dernière de la ville, et qu’après on sera séparés.
Je me souviens de notre rencontre comme si c’était hier. C’était dans sa première famille d’accueil, il avait dix ans et était encore tout marqué des coups et des entailles que lui avait infligé son père. Personne n’osait l’approcher, son apparence était repoussante, il faisait peur, et en plus, il avait pas l’air sympa. Moi j’étais seul, comme d’habitude, parce que sans lui je suis toujours tout seul, ou presque, et puis il est venu me demander si j’avais pas un stylo rouge. Je lui en ai donné un, il m’a dit merci, et j’ai répondu « de rien ». Parfois je me dis que si je n’avais rien répondu, il ne serait peut-être pas resté et n’aurais peut-être pas engagé la conversation. Mais il l’a fait, après une brève hésitation. Moi qui ne parlait pas beaucoup me suis senti libéré et à l’aise, et il a même fini par sourire. Depuis ce jour, on ne s’est plus quitté.
On a eu des froids, mais pas beaucoup de disputes. Dès que je commençais à élever le ton, il se calmait. C’est un gars qui bouge beaucoup, mais on est complémentaire. Autant je ne bouge pas et parle peu, autant c’est une vraie pile électrique qui n’arrête pas de brayer. Et le seul qui réussisse à le calmer, c’est moi. Parfois je me demande comment il me voit. Je lui ai tourné le dos, une fois. J’en avais assez de ses conneries, j’en avais marre de devoir passer derrière lui pour tout réparer à chaque fois, j’en avais assez qu’on me demande si je ne pouvais pas l’empêcher de faire ci ou çà. Alors, comme il ne voulait pas se calmer, j’ai craqué. Je l’ai chopé et ai défoncé un casier avant de me mettre à gueuler. Il a parut embêté et quand il a voulut parler, je suis parti en lui demandant de me laisser. Pendant une semaine, il n’a plus été lui-même. Il était seul, sur le côté, bien gentiment, sans parler, sans brayer, les gens pensaient qu’il était malade. Sauf qu’ils s’étaient attaché à sa turbulence et se sentaient moins bien, eux aussi. Il m’a appelé tous les jours, et au bout d’une semaine, j’ai décroché. Il est venu chez moi s’excuser, et je lui ai pardonné. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Je m’ennuyais.
Améthyste poussa un geignement et soupira.
« C’est malin, j’m’ennuie, maintenant ! » Son ton était plein de reproches et adressé à Storm, qui s’est tourné vers elle et s’est approché rapidement d’un air effrayant. Amé n’a pas bougé, elle l’a regardé faire avec un air de défi. Storm l’a regardée de haut, puis a sourit et lui a ébouriffé les cheveux. Je n’ai pas bougé. J’ai l’habitude.
Améthyste est ma meilleure amie, je l’ai rencontrée au lycée, durant notre première année. On suivait tous les deux des cours avancés parce qu’on était intelligents et on s’est souvent retrouvé dans la même classe. Deux personnes presque associables, quasiment tout le temps l’une à côté de l’autre. On a bien sûr parlé, étant un peu plus bavarde que moi, et comme on s’est apprécié on a fait pas mal d’exposés ensemble. Storm a débarqué chez moi alors qu’on bossait sur un truc en histoire. Il l’a embêtée, elle ne s’est pas laissée faire. Ce jour-là notre exposé n’a pas avancé beaucoup, mais notre amitié, si. Sa rencontre avec Storm l’a dévergondée, mais au point de venir comme lui, heureusement pour moi. C’est désormais une fausse calme.
« Il est tard, gamine, tu devrais rentrer chez toi, tu sais ? »dit-il.
Je tiens à préciser que Améthyste et Storm ont précisément trois mois, neuf jours et douze d’écart, mais que ça suffit pour que Storm se sente le doyen. Je suis né un mois après Amé, et pourtant on croit souvent que je suis plus âgé qu’eux, parce que plus calme et plus réfléchi.
« Ouais, je sais. Surtout que maintenant que t’a gâché la soirée, y’a plus rien à faire. » « Attends, tu voulais quand même pas te taper un de ces mecs ?! » « c’est toujours mieux que de te supporter pendant une heure ! » « Taisez-vous. »
Les deux ont tourné la tête vers moi et se sont tus. J’ai écouté une seconde, puis me suis levé. Au loin, des sirènes de police rugissaient. Je n’ai rien contre le police, ni moi, ni Améthyste. Mais Storm à le don de s’attirer les ennuis, et il est possible qu’un des gars qu’il a chassé aie appelé son père policier pour se venger. J’ai commencé à partir, ils m’ont suivi. Il y a eu quinze secondes de silence, ce qui est un record pour Storm. « T’as des problèmes avec les flics ? »
J’ai sourit en masquant mon sourire par une grimace. Storm n’a jamais grand chose à dire, ou ne veut pas dire, mais il trouve a chaque fois de quoi relancer le ton de la conversation. Si je voulais lui donner une bonne raison de se taire, je devais la jouer fine, et faire en sorte qu’Améthyste n’intervienne pas. « Non. » Je n’avais pas envie de lui dire que lui peut-être, parce que même s’il ne le laisse pas paraître, Storm panique dès qu’il pense causer du mal à un de ses amis. A moi ou Améthyste, donc, puisqu’il n’a pas d’autres amis. « Ta mère ? » « Non plus. » « Ton…père ? »
J’ai gardé le silence.
Mes parents ont divorcé il y a maintenant douze ans. Ma mère travaille dans une agence de mode, là où elle a rencontré mon père, qui a l’époque commençait tout juste la réalisation de clips musicaux. Il se sont aimé durant six ans ; ça a été rapide. Au bout de la première année, ma mère tombait enceinte. Un an après ma naissance, ils se mariaient, et encore quatre ans plus tard, quand mon père devint célèbre suite à la réalisation de son premier film, ils divorcèrent. Mon père avait trop changé, d’après ma mère. Au début, j’ai refusé de la croire. Les gens ne pouvaient pas changer parce qu’ils étaient heureux, si ? Ensuite, je me suis demandé si mon père était vraiment aussi heureux qu’il le laissait paraître. Il paraissait fatigué, et commençait à être tenté par la drogue. Je lui disais que c’était mal, et il n’en prenait pas. Et puis, il est parti définitivement, plus loin de nous. Il continue à payer une pension pour ma mère et on vit très bien, ainsi on sait que les affaires roulent pour lui. Ça fait dix ans que je ne l’ai pas vu en vrai, ailleurs qu’a la télé ou dans les magasines. Quand j’était petit, je collectionnait tous les articles qui parlaient de lui, pour lui prouver, le jour où il reviendrait, que je suis fier de lui et que je ne lui en veut pas. Sauf qu’il n’est jamais revenu, il ne m’a jamais envoyé de message, ni quoi que ce soit. Il s’est marié avec au moins cinq filles en dix ans, et n’a jamais eu d’autres enfants. Malheureusement, même avec des demi-frères ou des demi-sœurs, il ne m’aurait sûrement pas invité à venir les rencontrer. Souvent je me dis qu’il m’a tout simplement oublié, parce qu’il a du plonger dans la drogue, j’y suis moi-même passé légèrement, et puis, finalement, je me dis que non. C’est juste qu’il n’en a rien a faire de moi.
« Mon père est intouchable », j’ai fini par dire. Storm s’est tu quelques secondes, puis a soupiré. « Ouais. Heureusement qu’il était pas comme mes parents. »
J’ai su que c’était une façon pour lui de s’excuser d’avoir évoqué le sujet. J’ai jeté un coup d’œil à Améthyste, qui se faisait toute petite. Elle s’est détendue tout de suite quand je lui ai souri. Nous sommes arrivés devant la bouche du métro et nous y sommes engouffrés. « Storm ? » j’ai dit. « Ouais ? » « je t’en veux pas. » « Merci. » « Mais t’as pas intérêt a faire le con de nouveau ce soir. » Améthyste a eu un ricanement de satisfaction, tandis qu’il bougonnait. Mais je n’avais pas envie d’avoir des problèmes dans une rame de métro bondée de gens usés et fatigués qui ne demandent qu’une chose ; qu’on les laisse en paix.
Storm s’est donc tenu tranquille et nous avons marché jusqu’à chez moi. J’habite dans le quartier uppé de Chicago, comme je l’ai dit plus haut ma mère gagne bien sa vie, et la pension que paie mon père est importante, donc on n’a pas de soucis financiers.
Ma mère est une femme forte, impressionnante et sévère. Pas envers moi. Je peux facilement parler avec elle. Si au boulot elle laisse passer une image impeccable d’elle, je la reçois tous les soirs usée, fatiguée et vieille. Elle ne s’est jamais remise en couple, depuis le départ de mon père. Une fois elle m’a dit que c’est parce qu’elle avait peur de voir de nouveau quelqu’un changer au point qu’elle ne sache plus comment l’empêcher de partir. Moi, je ne lui en veux pas. Elle a suffisamment de rancœur envers elle-même, je n’ai pas besoin d’enfoncer le clou. Elle m’a appris a vivre simplement, a ne pas se faire de fausses idées ni d’histoires, en bref elle a été une excellente mère, et je regrette parfois de porter le nom de mon père et pas le sien.
22ANS SydneyA vrai dire, je ne sais pas vraiment ce que je fais ici. J’habite dans une grande maison, plus grande encore que celle de ma mère. Oh oui, largement plus grande. Y’a une fille qui a le même âge que moi qui passe et me snobe, y’a un gars qui me regarde et qui se demande s’il doit faire comme elle. Elle, c’est la fille de la femme actuelle de mon père ; lui, le fils de la femme qui l’a largué quelques mois plus tôt. Et puis, il y a eu des changements, par rapport a mes dix sept ans. Finies toutes les lettres que j’écrivais à mon père en sachant que je ne les enverrais jamais, fini les délires et fini les courses après Storm pour l’empêcher de faire des conneries. Storm est toujours Chicago, avec son gosse. Ouais, incroyable mais vrai, Storm est amoureux et a un gosse. Amoureux de la meilleure amie d’Améthyste. Améthyste qui est avec moi. Elle est tombée amoureuse, elle aussi. Le mec l’a détruite. Storm a démoli sa petite tête, et je l’ai aidé. Améthyste a déprimé pendant longtemps, et parfois je me demande si elle en est vraiment sortie ou pas. Je pense qu’on en sort jamais complètement. Moi je l’aide, je l’épaule et elle aussi elle m’aide. Storm est en fait le seul qui s’en tire bien. Il nous manque, on lui manque mais il ne changerait sa vie actuelle pour rien au monde. Ma mère est morte quelques temps avant la remise de mon diplôme. Je n’ai pas pu vivre tout seul, je voulais voir une figure maternelle. Je suis allé chez mes grands-parents, qui n’ont pas pu me garder, parce que j’étais majeur. Alors un jour je suis allé voir Améthyste et je lui ai dit « on étouffe ici. Rassemble tes affaires, on va dire au revoir à Storm et on se barre à Sydney voir mon père. » Elle m’a suivie. Storm a pleuré lors de notre départ, j’ai pleuré aussi.
Arrivé à Sydney mon père est venu vers moi. Quand je lui ai dit que ma mère était morte, il a paru très vieux. Quelques mois plus tard, il m’avouera que ce fut la seule femme qu’il a jamais aimé.
Je vis ; par qu’Améthyste le fait et qu’elle endure plus que moi. Je vis parce que malgré la force de Storm, j’ai toujours été le meneur de nous trois. Ma mère me manque, mais pour elle et pour eux, je vis. Ma cause n’est pas perdue.